Le gouvernement échoue encore une fois à son devoir d’assurer le respect des droits fondamentaux de toutes les Québécoises et Québécois
L’Association des juristes progressistes (AJP) dénonce vivement et s’oppose catégoriquement au projet de « Charte des valeurs québécoises » préconisée par le gouvernement. Cette charte, dans sa conception actuelle, portera vraisemblablement atteinte aux droits fondamentaux des personnes vivant au Québec, incluant les femmes qui désirent pratiquer une religion autre que celle représentée sur le mur de l’Assemblée nationale. Et cela, sans pour autant assurer une réelle égalité entre les femmes et les hommes, ni une réelle neutralité de l’État. Le présent texte porte sur les principes sous-jacents à la Charte ainsi que l’interdiction des symboles « ostentatoires ». Les atteintes contre les usagers/usagères de service feront l’objet d’un autre texte.
L’AJP rappelle l’énoncé suivant dans le préambule de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, chapitre C-12, qui a préséance sur toute autre loi provinciale :
CONSIDÉRANT que tout être humain possède des droits et libertés intrinsèques, destinés à assurer sa protection et son épanouissement;
Considérant que tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi;
Considérant que le respect de la dignité de l’être humain, l’égalité entre les femmes et les hommes et la reconnaissance des droits et libertés dont ils sont titulaires constituent le fondement de la justice, de la liberté et de la paix;
Considérant que les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bien-être général;
Considérant qu’il y a lieu d’affirmer solennellement dans une Charte les libertés et droits fondamentaux de la personne afin que ceux-ci soient garantis par la volonté collective et mieux protégés contre toute violation;
L’AJP rappelle également les articles suivants de cette même Charte :
3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.
5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.
9.1. Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.
La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.
11. Nul ne peut diffuser, publier ou exposer en public un avis, un symbole ou un signe comportant discrimination ni donner une autorisation à cet effet.
12. Nul ne peut, par discrimination, refuser de conclure un acte juridique ayant pour objet des biens ou des services ordinairement offerts au public.
16. Nul ne peut exercer de discrimination dans l’embauche, l’apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d’une personne ainsi que dans l’établissement de catégories ou de classifications d’emploi.
Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
20. Une distinction, exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes ou qualités requises par un emploi, ou justifiée par le caractère charitable, philanthropique, religieux, politique ou éducatif d’une institution sans but lucratif ou qui est vouée exclusivement au bien-être d’un groupe ethnique est réputée non discriminatoire.
L’AJP rappelle également les articles suivants de la Charte canadienne des droits et libertés, l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11, instrument qui a préséance sur toute loi applicable pour l’ensemble du Canada, incluant la Charte québécoise;
Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit :
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
a) liberté de conscience et de religion;
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
c) liberté de réunion pacifique;
d) liberté d’association.
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
En lisant ces chartes, il est permis de constater qu’elles interdisent la discrimination basée sur le sexe et visent à protéger les personnes contre la discrimination en raison de leurs croyances religieuses. Ces instruments permettent également de gérer équitablement l’exercice, parfois délicat, qui consiste à prévenir la discrimination tout en assurant que la démarche ne constitue pas une contrainte excessive pour l’entité qui doit s’y soumettre.
Il n’est donc pas étonnant de constater que la justification principale du gouvernement pour son initiative controversée de « Charte des valeurs québécoises » consiste en un seul énoncé fort ambiguë : « Depuis 2006, plusieurs cas d’accommodements religieux très médiatisés ont suscité un profond malaise au Québec. Pour préserver la paix sociale et favoriser l’harmonie, nous devons éviter de laisser les tensions s’accroître »[1]. Les fondements d’action du gouvernement se résument ainsi à quelques incidents fort anecdotiques, lesquels ne font d’ailleurs pas l’objet d’une analyse sérieuse quant au contexte ayant catalysé ceux-ci ou aux enjeux qui les sous-tendaient. Quoi de plus, il est impossible pour le gouvernement de donner un seul exemple où l’accommodement accordé aurait résulté en une discrimination basée sur le sexe contre une autre personne.
Malgré cette absence de fondement et contrairement à sa prétention de viser la paix sociale, le gouvernement met de l’avant un projet qui menace de plonger la société québécoise dans une crise existentielle profonde, créant diverses catégories de personnes, soit celles qui peuvent afficher leurs croyances et celles qui ne le peuvent pas. En effet, même si le gouvernement parle de laïcité/neutralité de l’État, il n’en est pas vraiment question dans cette Charte. À titre d’exemple, la croix, symbole universel du christianisme, continuera de régner sur l’Assemblée nationale et les conseils municipaux qui le désirent pourront continuer à consacrer une partie de leurs séances à la prière. De plus, les élu(e)s de l’Assemblée Nationale pourront, quant à eux, porter des symboles religieux « ostentatoires » sans parler des nombreux palais de justice où le dieu chrétien a une place prépondérante sur les murs.
Le gouvernement répond que la croix à l’Assemblée nationale doit y rester car elle fait partie du patrimoine culturel québécois. À l’inverse, cela signifierait donc que les symboles des communautés musulmanes et juives, pour n’en nommer que celles-là, n’en feraient pas partie? Dans cette société d’immigrant(e)s, bâtie sur les terres des civilisations autochtones qui s’y trouvaient, il n’y aurait donc que le christianisme qui aurait le mérite de faire partie du patrimoine culturel? Force est de constater que le gouvernement livre un double discours, où les symboles de la religion dominante sont considérés comme faisant partie du patrimoine culturel et ceux des autres religions comme étant ostentatoires.
Par ailleurs, nous sommes d’avis que même si le gouvernement réussit à amender la Charte québécoise pour rendre sa réforme conforme à celle-ci, l’interdiction des symboles « ostentatoires » sur les salarié(e)s pourrait constituer de la discrimination au sens de l’article 15(1) de la Charte canadienne. Voici le test développé par la Cour suprême du Canada[2] à cet égard :
1- Est-ce que la loi établit une distinction formelle entre la ou les personnes affectées et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle la ou les personnes affectées se trouvent déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celles-ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?
2- Si oui, est-ce que la ou les personnes affectées subissent effectivement un traitement différent en raison d’un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?
3- Si oui, est-ce que la différence de traitement est réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage historique?
Une fois la discrimination démontrée, la loi sera jugée invalide sauf si le législateur peut démontrer qu’elle est raisonnable et justifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne. La Cour suprême a également formulé une analyse à cet effet:
« Pour établir qu’une restriction est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, il faut satisfaire à deux critères fondamentaux. En premier lieu, l’objectif que doivent servir les mesures qui apportent une restriction à un droit garanti par la Charte, doit être suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution. La norme doit être sévère afin que les objectifs peu importants ou contraires aux principes d’une société libre et démocratique ne bénéficient pas d’une protection. Il faut à tout le moins qu’un objectif se rapporte à des préoccupations sociales, urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, pour qu’on puisse le qualifier de suffisamment important. En deuxième lieu, la partie qui invoque l’article premier doit démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer. Cela nécessite l’application d’une sorte de critère de proportionnalité qui comporte trois éléments importants. D’abord, les mesures doivent être équitables et non arbitraires, être soigneusement conçues pour atteindre l’objectif en question et avoir un lien rationnel avec cet objectif. De plus, le moyen choisi doit être de nature à porter le moins possible atteinte au droit en question. Enfin, il doit y avoir proportionnalité entre les effets de la mesure restrictive et l’objectif poursuivi ‑‑ plus les effets préjudiciables d’une mesure sont graves, plus l’objectif doit être important »[3].
L’AJP estime qu’il est plus que probable que cette interdiction soit jugée discriminatoire. En effet, en interdisant aux personnes œuvrant dans presque tout les secteurs public et parapublic de porter des signes religieux « ostentatoires », le gouvernement créé une distinction formelle entre les personnes dont les convictions religieuses prévoient le port d’un signe « ostentatoire » et les autres personnes qui n’ont pas les mêmes convictions religieuses. Il va sans dire que la religion fait partie des motifs énumérés dans la Charte. Quant à la deuxième partie de l’analyse, la loi enlève effectivement le droit au travail dans un secteur donné aux personnes ayant ces convictions. Et même si on pouvait prétendre que la loi ne vise pas directement des personnes ayant des convictions religieuses particulières, il est clair qu’elle affectera surtout des personnes adhérant à certaines religions « minoritaires », par exemple les femmes musulmanes qui portent le voile, les hommes juifs qui portent le kippa et les hommes sikhs portant le turban. Cette obligation va faire en sorte que ces personnes ne pourront pas accéder à l’emploi dans les secteurs énumérés alors qu’une personne catholique, par exemple, pourra facilement avoir un emploi dans ces organismes tout en exhibant son symbole religieux, si celui-ci est jugé non-ostentatoire. Nous soumettons également que la différence de traitement est réellement discriminatoire puisqu’elle a pour effet de refuser aux personnes visées, qui se trouvent déjà dans des groupes historiquement défavorisés, le droit d’accéder à un emploi dans ces secteurs, les excluant ainsi d’une grande partie de la société civile et les stigmatisant comme étant contraire, de par leur simple apparence, aux valeurs dites « québécoises ».
Quant à la portion de la réflexion juridique portant sur la justification de cette discrimination dans le cadre d’une société libre et démocratique, l’AJP soumet qu’il est plus que probable que le législateur québécois échoue le test. Même si l’objectif de protéger la laïcité de l’état dans une société libre et démocratique est louable, il est fort difficile, selon l’AJP, d’établir un lien rationnel entre cet objectif et la mesure employée, surtout dans la mesure où les symboles religieux ornant les murs de l’Assemblée nationale ainsi que les hôpitaux et palais de justice pourront demeurer en place, tout comme les prières dans les séances des conseils municipaux et les signes « non-ostentatoires », qui appartiennent surtout à la religion dominante. Finalement, même si ce lien pouvait être établi, l’AJP se questionne à savoir quelles seront les balises pour faire la détermination de ce qui est « ostentatoire ». À titre d’exemple, il est permis de se demander quelle serait la grosseur limite de la croix autour du cou? Aussi, comment déterminera-t-on si une femme porte le foulard sur la tête par choix esthétique ou en raison de sa religion? Toutes ces questions ne servent qu’à illustrer, avec égards, que le moyen choisi n’est pas soigneusement identifié pour répondre au problématique soulevé. Au contraire, ce moyen est complètement arbitraire, voire discriminatoire et ne fera que créer des tensions dans les milieux de travail, sans pour autant garantir la laïcité de l’État en tant qu’institution. Finalement, l’AJP soumet que l’atteinte est loin d’être minimale considérant l’étendue des secteurs frappés par l’interdiction et le fait qu’elle vise le sphère privé des salarié(e)s au lieu de l’aspect institutionnel de l’État.
Tout comme le gouvernement précédent, qui a tenté de faire mousser une campagne électorale en divisant le Québec sur le conflit étudiant et en votant une loi liberticide (projet de loi 78 ou loi 12), le gouvernement actuel échoue également au plan des droits et libertés fondamentaux en imposant, pour des raisons vraisemblablement électoralistes, une vision ethnocentrique de ce que devrait être un État laïque.
L’AJP dénonce la « Charte des valeurs québécoises » dans sa formulation actuelle puisqu’elle vise à introduire une réforme législative régressive au plan des libertés fondamentales et elle n’assure ni la laïcité de l’État ni l’égalité femme-homme. Il est vrai que l’objectif de garantir la laïcité de l’État québécois paraît à première vue louable, surtout dans un contexte où la Charte canadienne contient la mention, par ailleurs fort ostentatoire, de la « suprématie de Dieu ». Cependant, les moyens suggérés n’ont pas de lien rationnel avec cet objectif. L’AJP propose plutôt le retrait des symboles religieux qui ornent les murs des établissements appartenant à l’État et que l’État ne s’immisce pas dans les choix religieux de ses salarié(e)s.
L’Association des juristes progressistes, 16 septembre 2013