L’Association des juristes progressistes en appelle au calme et au respect des droits
Chaque année, chaque 15 mars, les médias déplorent la « violence » de la manifestation contre la brutalité policière. Encore une fois, les policiers auront été « forcés » d’intervenir pour arrêter la violence de la foule.
Chaque année, chaque 15 mars, il y a un discours politique pertinent qui est dissipé dans les vapeurs lacrymogènes, qui est étouffé dans les souricières. L’AJP déplore cette situation : la brutalité policière existe et mérite d’être dénoncée. La manifestation pacifique est un mode privilégié de l’expression politique et il est légitime pour les citoyens de dénoncer la brutalité policière par ce moyen.
Un message pertinent
Personne ne peut plus nier sérieusement l’existence des abus policiers. La brutalité policière, ça tue les itinérants quand ils sont en crise[1] et ça leur colle des contraventions qu’ils ne pourront jamais payer[2]. Ça cogne sur les plus vulnérables, sur les paumés, les poqués et les marginaux. La brutalité policière, ça menace un pauvre diable de le menotter à l’extérieur à -40o[3]. Parfois, il y a une caméra au bon endroit au bon moment. Souvent, non.
La contestation politique aussi goûte à la violence policière. La Ligue des droits et liberté, l’Association pour une solidarité syndicale étudiante et l’AJP ont recensé et analysé des centaines de témoignages de la brutalité de la répression de la grève étudiante de 2012[4].
La brutalité policière, c’est aussi un phénomène institutionnel. Les gestes répréhensibles et abusifs des agents restent trop souvent impunis. Et les institutions chargées de surveiller le travail des agents de la paix donnent trop souvent l’impression d’être complaisantes. Nous choisissons un seul exemple, parmi tant : quand le coroner Jean Brochu rédige son rapport sur la mort de Mario Hamel, cet itinérant agité qui brandissait un couteau sur la rue St-Denis en juin 2011, il ne se questionne pas sur le fait que l’homme a reçu la balle dans le dos[5]. Il ne mentionne pas que cette balle dans le dos contredit la version rapportée par les policiers présents. Il ne s’attarde pas sur l’absence de trace de poivre de Cayenne sur le visage de feu monsieur Hamel, ce qui contredit encore la version policière. Il n’y aura eu qu’Isabelle Richer, journaliste à Radio-Canada[6], pour s’indigner du mensonge des agents impliqués et de l’impunité qui s’ensuivit. Car, malgré cette balle dans le dos, malgré les rapports mensongers des agents présents, il n’y aura eu aucune conséquence pour les policiers.
L’AJP prend acte de la création du Bureau des enquêtes indépendantes. L’organisme, créé l’an dernier, aura pour mission d’enquêter lorsqu’une personne décède ou est blessée gravement lors d’une intervention policière ou lors de sa détention. L’organisme sera diriger par un civil, mais ses enquêteurs seront principalement des policiers… Nous réservons notre jugement sur l’efficacité du nouvel organisme. Celui-ci devra par ailleurs composer avec une mentalité empreinte de corporatisme et de complaisance au sein des corps policiers.
Par exemple, la Cour suprême du Canada a récemment entendu une cause illustrant les difficultés rencontrées par l’Unité des enquêtes spéciales, l’équivalent ontarien du nouveau Bureau des enquêtes indépendantes[7]. Dans cette affaire, à l’occasion d’événements où des justiciables ont été abattus par des agents de la paix, les supérieurs des policiers impliqués leur avaient ordonné de ne prendre aucune note avant d’avoir consulté un avocat, en prévision justement de l’enquête de l’UES.
Rappelons également qu’au printemps dernier, la Cour supérieure, dans le contexte de l’enquête du coroner sur la mort de Freddy Villanueva, concluait que la Ville de Montréal et la Fraternité des policiers et policières de Montréal faisait « obstruction à l’enquête du coroner », ce qui « discrédite l’administration de la justice »[8]. On ne saurait mieux illustrer la couverture institutionnelle de la brutalité policière.
Les excuses et la vertu
Lorsque des policiers sont accusés des crimes graves, on ne condamne pas tous les uniformes de la province. Quand des hauts gradés des organisations policières sont arrêtés pour avoir vendu des informations sensibles au crime organisé[9] ou pour avoir détourné des fonds[10], on parle toujours de cas isolés. L’AJP souligne ici l’injustice et l’inégalité de traitement médiatique : quand une vitrine est brisée le 15 mars, ils sont nombreux à applaudir l’arrestation de masse. Et combien de fois a-t-on entendu qu’il fallait carrément interdire cette manifestation ?
Les citoyens qui se rassemblent pour dénoncer une situation réelle et choquante ont le droit de s’exprimer. Et ils ne devraient pas perdre pas ce droit si un autre profite de l’occasion pour casser une vitrine. La liberté d’expression, c’est plus important qu’une coupe Stanley, et personne ne songerait à renoncer à la coupe Stanley pour protéger les vitrines qui seraient nécessairement fracassées à sa venue.
Quand on veut tuer son chien…
On l’accuse d’avoir la rage. Les forces de l’ordre ont tout intérêt à discréditer le message véhiculé le 15 mars. Et la répression de cette manifestation, année après année, a de quoi en dissuader beaucoup d’y participer. Les policiers savent très bien qu’une plus grande présence policière augmente le risque d’accrochage. Et ils savent très bien que la présence d’incidents violents discréditera le message véhiculé par les manifestants.
Considérant l’animosité naturelle de la police envers cette manif et considérant son intérêt à ce que des gestes répréhensibles soient commis (pour mieux la discréditer et la réprimer), craindre l’utilisation d’agents provocateurs ne relève pas de la théorie du complot. La Sûreté du Québec s’est fait prendre à ce jeu au Sommet de Montebello, en août 2007. Après que ses agents eussent été démasqués, la SQ s’est défendue en affirmant que ses agents n’agissaient pas comme agents provocateurs, mais ne devaient qu’infiltrer la manifestation. Les vidéos de « l’évacuation » des agents démasqués ne laissent pourtant pas place au doute[11]. Le foulard au visage, la roche dans les mains d’un des agents, comme le bâton télescopique dans son sac, n’étaient que des accessoires de son déguisement, selon le Comité de déontologie policière. Le Comité ne s’est pas offusqué de l’opération policière, nommée, avec beaucoup d’à-propos, « Flagrant délit » (d’ailleurs, quatre autres policiers y participaient). Seuls deux chefs de la citation en déontologie seront finalement retenus, contre un seul des policiers participants : pour avoir manqué de politesse et pour avoir tenu un langage obscène[12]. La sanction? Une réprimande et un avertissement[13]. L’AJP dénonce cette absolution institutionnelle de l’utilisation d’agents provocateurs.
Agir avec grandeur et maturité
Dans ces circonstances, l’AJP appelle les forces de l’ordre au calme et à la retenue. Nous demandons à ce qu’elles agissent avec maturité et professionnalisme. Dans l’immédiat, une plus faible visibilité policière réduirait les risques d’affrontement. Laisser la manifestation se dérouler démontrerait une capacité d’accepter la critique et serait à l’honneur du SPVM.
Les policiers intègres devraient être les premiers à s’indigner des abus commis par leurs collègues. Si le sentiment d’impunité n’était pas si grand, il y aurait moins de brutalité policière, et moins de colère de la part des justiciables. Quand les inconduites policières envers les citoyens les plus vulnérables sont ignorées ou excusées, l’impunité révolte. En attendant la mise en place de mécanismes efficaces de surveillance de la police, l’AJP en appelle au calme et au respect des droits. La protection de quelques vitrines ne saurait justifier d’étouffer l’expression d’un message aussi primordial que la dénonciation de la brutalité et l’impunité policière.
[1] Pour ne mentionner que quelques cas récents : Alain Magloire, Mario Hamel, Farshad Mohammadi.
[2] Voir le rapport de la Commission des droits de la personne : La judiciarisation des personnes itinérantes à Montréal : un profilage social, Novembre 2009. Disponible en ligne : http://www.cdpdj.qc.ca/publications/itinerance_avis.pdf
[3] http://www.lapresse.ca/actualites/montreal/201401/02/01-4725248-je-vais-tattacher-a-un-poteau-pendant-une-heure-menace-un-policier-par-40.php
[4] http://www.asse-solidarite.qc.ca/wp-content/uploads/2013/04/rapport-2013-repression-discrimination-et-greve-etudiante11.pdf
[5] http://fr.scribd.com/doc/115517298/Rapport-du-coroner-sur-la-mort-de-Mario-Hamel
[6] https://www.youtube.com/watch?v=WF7AxQJ18lQ
[7] Woods c. Schaeffer, 2013 CSC 71
[8] Montréal (Ville de) c. Perreault, 2013 QCCS 1667 (CanLII)
[9] http://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-affaires-criminelles/affaires-criminelles/201401/22/01-4731178-le-double-jeu-de-benoit-roberge.php
[10] http://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-affaires-criminelles/affaires-criminelles/201401/27/01-4732943-quatre-officiers-superieurs-de-la-sq-accuses-de-fraude.php
[11] https://www.youtube.com/watch?v=7S1nHvvkzvA
[12] Commissaire à la déontologie policière c. Boucher, 2011 CanLII 13142 (QC CDP)
[13] Commissaire à la déontologie policière c. Boucher, 2011 CanLII 30640 (QC CDP)